L'égalité hommes-femmes : un impératif commercial

Un entretien avec Matt Winkler de Bloomberg News

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Matt Winkler faisait partie des intervenants d'une manifestation parallèle lors de la 59èmeCommission de la condition de la femme (CSW) le 12 mars, intitulée : « Progresser sur les thèmes de préoccupation de la Déclaration et du Programme d’action de Beijing », co-organisée par ONU Femmes et l'UNESCO. Photo : ONU Femmes/Ryan Brown

En tant que rédacteur en chef de Bloomberg News, Matt Winkler a supervisé une stratégie spécifique visant à accroître l'égalité hommes-femmes au sein de la rédaction, mais aussi dans la couverture éditoriale de l'organisation. Une politique a été mise en place pour que la parole d'une femme s’exprime dans chaque histoire, et que des heures de travail flexibles soient aménagées pour les parents. Des objectifs spécifiques ont été établis chaque année pour que le nombre de femmes responsables d'équipes augmente au sein de la rédaction – doublant ainsi leur effectif en seulement quatre ans – et un système de parrainage s’est développé. Il s'agit d'une stratégie qui relève du bon sens commercial, assure-t-il, et qui leur a donné un avantage sur leurs concurrents, notamment à travers des « scoops » sur de grosses affaires. M. Winkler a récemment accepté un nouveau poste en tant que rédacteur en chef émérite de Bloomberg, après avoir été rédacteur en chef de Bloomberg News pendant près de 25 ans. Au cours d'un long entretien, il revient sur la raison pour laquelle Bloomberg News a poursuivi cette stratégie de changement et ses méthodes, sa réussite et les défis qu'elle suscite.

Quand la nécessité d'une plus grande égalité hommes-femmes au sein de la rédaction vous est-elle apparue ?

Pour moi, le tournant s'est produit après une vingtaine d'années passées à Bloomberg News, quand j'ai réalisé à quel point l'équilibre hommes-femmes pour les sources attributives de notre système de reportage était inadéquat sur le plan professionnel. Les personnes citées dans nos articles étaient majoritairement des hommes, et j'ai été décontenancé par cette prise de conscience.

La situation a convergé au cours de discussions parallèles avec ma collègue Lisa Kassenaar, et avec d'autres dirigeantes/s de Bloomberg News concernant le déséquilibre hommes-femmes dans nos reportages et la relative pénurie de femmes à des postes à responsabilité au sein de Bloomberg News. J'ai considéré que les deux situations étaient liées sans qu'elles soient incompatibles. Si nous voulions avoir un meilleur équilibre hommes-femmes dans nos reportages, il convenait d'avoir une équipe dirigeante qui soit équilibrée entre les sexes.

Enfin, non seulement les reportages chez Bloomberg News provenaient très majoritairement d'hommes, mais nous ne nous intéressions pas aux femmes faisant l'actualité dans nos domaines de compétences et il me semblait que cela représentait une réelle lacune dans notre jugement de l'information.

Vous avez évoqué cette stratégie comme étant un modèle commercial astucieux. Votre motivation était-elle plutôt économique ou plutôt idéologique ?

Nous avons répondu à ces trois points par de nombreuses initiatives, connues sous le nom de l'initiative des femmes, bien que j’aie hésité à les définir de cette façon, parce que je ne voulais pas que cette opération soit marginalisée.

Nous avons décidé de présenter cette question comme relevant d'un impératif économique, ou commercial. Je souhaitais qu'elle soit considérée comme un impératif. J'étais persuadé d'une seule chose : nous serions un meilleur organe de presse si nous mettions en place ces actions. Nous serions plus compétitifs, sortirions plus de scoops, aurions des reportages plus exclusifs et serions dans une position telle que nous pourrions influencer les autres organes de presse tout en nous développant. Le catalyseur principal - pour répondre à ceux qui le contestaient - serait pour nous de parvenir simultanément à ces objectifs.

Est-ce que l'initiative des femmes a fonctionné ?

La majorité de notre effectif est placé sous la hiérarchie d'une femme, Laura Zelenko [rédactrice en chef pour le journalisme spécialisé] qui est responsable de la plupart de nos sujets spécialisés... Elle a fait figure de pionnière à Bloomberg News... Au moment où elle a été nommée, elle avait déja littéralement fait et vu beaucoup de choses, et savait comment traiter avec la direction, elle avait donc été recrutée sur son mérite. Elle s'est également mariée et a eu des enfants tout en travaillant chez Bloomberg News, elle a donc fait toutes les choses qui sont habituelles pour les hommes gravissant les échelons, sans que cela n'interfère jamais avec sa carrière. Et le meilleur reste à venir avec Laura.

De la même manière, d'autres responsables de l'info qui sont des femmes, occupent divers postes à travers le monde, et font quasiment les mêmes choses [avec des femmes chefs de bureau à Francfort, Londres, Moscou, Paris, Sao Paulo et Toronto]... Si vous repensez à la situation en 2007, rien de cela n'existait chez Bloomberg News. Il y avait une poignée d'exceptions à l'époque, mais la plupart des dirigeants étaient des hommes. La hiérarchie intermédiaire est bien plus équilibrée maintenant.

Chez Bloomberg News, le programme le plus intéressant est probablement le programme de stage, qui nous amène à embaucher d'une demi-douzaine à une douzaine de personnes chaque année. C'est un programme très sélectif, avec un taux d'admission de quatre pourcent. La plupart des personnes ayant intégré ce programme au cours de deux dernières années sont des femmes, et historiquement ceux qui suivent ce programme deviennent des leaders.

Vous avez dit que Bloomberg News est devenu plus compétitif en mettant l'accent sur des femmes qui font l'actualité. Pouvez-vous nous donner un exemple concret ?

Lorsque nous couvrions l'industrie automobile surmontant la crise de 2007/8, General Motors (GM) était le sujet phare car la compagnie avait traversé une faillite et une restructuration majeures, et sa direction avait été entièrement remaniée. Cet événement nous a amené à nous intéresser au successeur probable du directeur général de GM. Dans notre jugement de l'information, nous pensions que Marry Barra avait le plus de potentiel et notre journaliste Tim Higgins lui a prêté une attention particulière. Nous avons été les premiers à annoncer qu'elle serait la première directrice générale de GM et la première femme à ce poste dans l'industrie automobile.

Nous avons eu l'exclusivité pour toute une journée et d'une façon telle que nous avons pu la faire poser pour une photo en couverture de notre magazine Bloomberg Businessweek. C'est plutôt génial. Bloomberg News n'avait même pas 25 ans, nous étions en concurrence avec des titans, et nous avons décroché l'info.

En tant qu'homme, vous avez supervisé ce changement, mais quels en étaient les éléments clés ?

Lisa Kassenaar arrive en tête de liste. Nous n'aurions rien pu faire sans l'enthousiasme contagieux de Lisa... Elle est un moteur de tout cela. Pour moi, ça a été un travail d'amour. Il y a eu beaucoup de gens ayant un mandat important.

La société s'appelle Bloomberg d'après un type qui s'appelait Bloomberg. La plupart des gens lui ressemblent, et pour les hommes, il existe des modèles qui entrent et sortent tous les jours. Nous voulions, autant que possible, trouver des modèles pour les femmes, donc nous avons trouvé des inspiratrices... Leur rôle est d'instaurer la confiance, de fournir l'inspiration, de donner le meilleur type de conseil dans des situations spécifiques pour lesquelles nous ne sommes pas forcément équipés, des personnes avec des familles, qui comprennent notre démarche globale.

Nous avons toujours pu dire avec conviction et justesse : la question n'est pas de savoir où ni comment vous travaillez, la question est d'avoir les meilleures histoires. Je pourrais justifier cela auprès des gens très facilement. L'information ne se fait pas de 9 à 17 heures ni du lundi au vendredi. A tous ceux qui mettent en doute notre éthique, je répondrais que l'information se fait 365 jours par an, ce qui permet aux familles de respecter leurs engagements familiaux et professionnels sans conflit. Lorsque nous développions cette stratégie, elle s'articulait de manière harmonieuse avec nos ressources humaines et les tendances de ces dernières. Etre dans le monde de l'information nous a aussi facilité la tâche.

Quels sont les défis que vous avez rencontrés ou que vous rencontrez toujours, lors de la mise en place de cette stratégie ?

Nous devons toujours nous battre pour avoir un pourcentage à 50/50 de personnes citées dans nos sujets respectant un équilibre hommes-femmes. Cependant, il y a plus de femmes que jamais auparavant et nous suivons cela de près.

Il s'agit d'un problème auquel sont confrontées la plupart des organes de presse. Nous avons développé et continuons à alimenter une liste interne de sources féminines sur le terminal de Bloomberg.

Les sujets que nous abordons sont principalement des sujets financiers et destinés à des clients très majoritairement masculins, dominés de façon écrasante par des hommes, nous nous attaquons donc au centre, où se trouve la résistance la plus forte. Si nous nous intéressons à un sujet comme l'éducation, c'est plus simple, il est donc plus facile pour les journaux d'intérêt général écrivant sur le domaine de l'éducation d'avoir un équilibre hommes-femmes. Il nous reste un long chemin à parcourir pour atteindre les 50/50.

Regardez la vidéo d'une manifestation parallèle à CSW59 sur les femmes et les médias, avec l'intervention de Matt Winkler (débutant à 28:45 minutes) :