Comment manœuvrer vers un avenir numérique équitable

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Power on: How we can supercharge an equitable digital future

De l’apprentissage en ligne à l’activisme numérique, en passant par l’expansion rapide des emplois de la « tech » si bien rémunérés, l’ère numérique crée des opportunités sans précédent pour l’autonomisation des femmes et des filles. Mais les progrès technologiques s’accompagnent aussi de nouvelles formes d’inégalités et de menaces pour leurs droits et leur bien-être.

Les femmes et les filles restent sous-représentées dans l’univers technologique, que l’on parle du développement de nouvelles technologies, de leur utilisation ou de la réglementation qui les régit. Elles ont en effet moins de chances d’utiliser les services numériques ou d’embrasser des carrières liées à la technologie, et beaucoup plus d’être victimes de harcèlement ou de violence en ligne. Une telle situation entrave non seulement leur propre indépendance dans la sphère numérique, mais aussi le potentiel transformateur de la technologie dans son ensemble : au cours de la dernière décennie, l’exclusion des femmes du monde numérique a entraîné une réduction du PIB des pays à revenu faible et intermédiaire de 1 000 milliards de dollars US.

Face à l’avalanche de crises mondiales, nous nous trouvons devant un dilemme : laisser la technologie creuser les disparités existantes et concentrer davantage le pouvoir entre les mains de quelques-uns, ou la mettre au service d’un avenir plus sûr, plus durable et plus équitable pour toutes et tous.

Les choix que nous faisons aujourd’hui impacteront durablement notre avenir. Voici donc quatre mesures que nous pouvons prendre pour nous engager dans la bonne direction.

1. Combler tous les fossés en matière d’accès numérique et de compétences

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En 2016, ONU Femmes a proposé une formation en informatique à 576 femmes et filles et 384 garçons à Juba, au Soudan du Sud. « Depuis que j’ai suivi cette formation, ma vie a changé », a déclaré Mary, sur la photo. « Avant, j’étais sage-femme au centre de santé. Maintenant, j’utilise l’ordinateur pour accéder à des programmes de sage-femme en ligne. » Photo : MINUSS/JC McIlwaine
En 2016, ONU Femmes a proposé une formation en informatique à 576 femmes et filles et 384 garçons à Juba, au Soudan du Sud. « Depuis que j’ai suivi cette formation, ma vie a changé », a déclaré Mary, sur la photo. « Avant, j’étais sage-femme au centre de santé. Maintenant, j’utilise l’ordinateur pour accéder à des programmes de sage-femme en ligne. » Photo : MINUSS/JC McIlwaine

À mesure que notre vie quotidienne se numérise, et de plus en plus vite, les disparités entre les sexes sur le plan numérique menacent de reléguer les femmes et les filles encore plus loin derrière. Or, même si les efforts visant à combler ces disparités ont conduit à une réduction de la brèche paritaire, la différence en chiffres absolus entre le nombre d’hommes et de femmes actifs en ligne a en fait augmenté de 20 millions depuis 2019. Aujourd’hui, 63 % des femmes ont accès à Internet, contre 69 % des hommes. Et les femmes ont 12 % de chances en moins de posséder un téléphone portable, un chiffre pratiquement inchangé depuis la période prépandémique.

Mais ces moyennes mondiales ne disent pas tout : la race, l’âge, le handicap, le statut socio-économique et le lieu de résidence pèsent aussi dans la détermination de l’accès au numérique et de son utilisation par les femmes. Les segments marginalisés tels que les femmes âgées, les femmes vivant en milieu rural et les femmes handicapées, sont confrontés à des obstacles bien plus sérieux à la connectivité. Dans les pays les moins avancés, bien que le réseau mobile à bande large couvre 76 % de la population, seulement 25 % de la population est connectée, et les hommes sont à 52 % plus susceptibles de se trouver dans cette petite proportion connectée en ligne.

Cela montre clairement que pour combler la brèche en matière d’accès et de connectivité, améliorer les infrastructures numériques ne suffit pas. Pour que les femmes soient véritablement connectées, il faudra s’attaquer à des facteurs tels que les coûts, l’accès à l’électricité, la confidentialité et la sécurité en ligne, les normes sociales, l’apprentissage et les compétences numériques – autant de facteurs différentiels selon que l’on est une femme ou que l’on est un homme.

Mais aucun secteur ne peut y parvenir seul : il faudra, entre autres, une collaboration entre le secteur public (gouvernements), le secteur privé (les entreprises), la société civile et les organisations de femmes. Le fait d’intégrer explicitement la perspective de genre et la perspective intersectorielle dans les plans et les politiques numériques pourra permettre de catalyser ce type de coordination entre secteurs – un point de départ crucial, étant donné qu’à peine la moitié des politiques ou des plans directeurs nationaux des technologies de l’information et de la communication (TIC) font aujourd’hui référence à la dimension de genre. Pour que les politiques soient efficaces, il faudra également se centrer sur l’étude des obstacles à l’accès des femmes au numérique et recueillir des données sur les efforts et solutions permettant de les surmonter.

Mais là aussi, savoir ce qui fonctionne ne suffit pas : les gouvernements doivent investir dans des programmes et des initiatives s’appuyant sur des données probantes. Subventionner les téléphones intelligents et les ordinateurs portables pour les femmes et les filles et encourager l’offre d’abonnements à bas prix (pour les données) peut être un début pour surmonter les obstacles à l’accès liés au genre. Il en va de même pour les programmes d’initiation au numérique, qui peuvent aider les femmes et les filles à acquérir les compétences dont elles ont besoin pour se connecter, diriger et façonner avec succès l’espace numérique.

2. Pousser les femmes et les filles à s’engager dans la voie des filières STEM

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Lors d’un atelier organisé par l’UNESCO et le Bureau régional d’ONU Femmes pour les États arabes, des filles et des jeunes femmes âgées de 12 à 30 ans ont appris à coder et à construire des robots. L’atelier proposait des interactions pratiques et l’assemblage de kits robotiques ainsi qu’une initiation au codage et à la programmation pour permettre aux participantes de piloter leurs créations. Cet événement s’inscrivait dans le cadre de l’initiative SheCan, qui vise à encourager et à accompagner les filles
Lors d’un atelier organisé par l’UNESCO et le Bureau régional d’ONU Femmes pour les États arabes, des filles et des jeunes femmes âgées de 12 à 30 ans ont appris à coder et à construire des robots. L’atelier proposait des interactions pratiques et l’assemblage de kits robotiques ainsi qu’une initiation au codage et à la programmation pour permettre aux participantes de piloter leurs créations. Cet événement s’inscrivait dans le cadre de l’initiative SheCan, qui vise à encourager et à accompagner les filles et les jeunes femmes dans les domaines des sciences, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques (STIM) et à susciter leur intérêt pour une éventuelle carrière dans les domaines technologiques émergents. Photo : ONU Femmes/Emad Karim

Aujourd’hui, les femmes demeurent minoritaires dans les carrières STEM et l’éducation qui s’y rapporte. En effet, elles ne représentant que 28 % des diplômés en ingénierie, 22 % des employés dans la filière Intelligence artificielle et moins d’un tiers des effectifs du secteur technologique dans le monde. Sans une présence accrue des femmes dans ces domaines, leur part dans le développement des technologies, de la recherche, des investissements et des politiques restera extrêmement limitée. Des problèmes similaires sont observés pour ce qui est de leur accès à des carrières à croissance rapide et bien rémunérées – où les inégalités sont aggravées par le fait que, à mesure que l’innovation technologique et numérique bouleverse les industries, les femmes seront les premières à perdre leur emploi.

Les stéréotypes, quant aux personnes qui seraient ou ne seraient pas faites pour les domaines STEM, font que les filles sont dissuadées de se lancer dans ce type de carrières. De telles croyances alimentent une spirale sans fin : faute d’être encouragées à s’engager dans les filières technologiques, les filles finissent par ne jamais acquérir les connaissances nécessaires, ce qui leur fait perdre tout intérêt.

Et celles qui sautent le pas et suivent des études technologiques sont souvent confrontées à un environnement très hostile, à des écarts de salaire importants (21 %) et à des offres d’avancement notablement plus faibles (52 femmes pour 100 hommes). Près de la moitié (48 %) déclarent avoir été victimes de harcèlement au travail. Et une proportion inquiétante de celles-ci, 22 %, disent envisager de quitter leur emploi en raison du traitement qui leur est réservé dans ce secteur.

Les efforts déployés dans le passé pour accroître la présence des femmes dans les filières STEM ont souvent porté sur leur soi-disant désintérêt pour ces métiers, plutôt que sur le système qui de fait les écarte. Cette démarche a en fait eu l’effet inverse à celui souhaité, alimentant l’idée que les femmes n’ont pas de réel intérêt ni de talent pour les secteurs STEM. Pour être efficaces, les solutions doivent viser à éliminer à la fois les facteurs qui poussent les femmes à abandonner les métiers STEM et ceux qui les empêchent de s’y intéresser au départ.

La fourniture d’un accès généralisé à une connexion à haut débit aux établissements scolaires, aux enseignants et aux élèves – et l’assurance d’une initiation au numérique pour tous les utilisateurs – permettra d’ouvrir aux filles des horizons dans les carrières STEM, en particulier pour celles issues de milieux moins favorisés. L’apprentissage au numérique offre de nouvelles possibilités d’adapter le milieu éducatif et les programmes d’études aux besoins des filles et des enfants provenant de segments marginalisés.

Il est également essentiel de travailler à l’élimination des préjugés fondés sur le genre dans les écoles, et de faire en sorte que les filles puissent être guidées par des tutrices dans les carrières STEM, auxquelles elles peuvent s’identifier. Et le fait de relier les disciplines STEM à d’autres disciplines – tout en mettant l’accent sur leur application aux défis sociétaux, ce qui, d’après les recherches actuelles, est un des principaux déterminants du choix de carrière des filles – peut également contribuer à stimuler l’intérêt des filles.

Pour aider les femmes à réussir sur un marché du travail en mutation, il convient de créer des programmes ciblés de requalification et de perfectionnement des compétences, en se concentrant en particulier sur les segments les plus à risque d’être laissés pour compte. Il est essentiel d’élargir la législation du travail pour que les transitions qui s’amorcent sur le marché du travail conduisent à améliorer la situation des femmes, plutôt que de simplement reproduire les inégalités existantes. Cela veut dire un salaire minimum vital aussi pour elles, des règlements contre la discrimination salariale et des systèmes de protection sociale qui atténuent, par exemple, les disparités entre hommes et femmes quant à la charge de soins non rémunérés.

3. Créer des technologies qui répondent aux besoins des femmes et des filles

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Elena Sam Pec, photographiée alors qu’elle prend un appel sur un téléphone tout en consultant un SMS sur un autre, vit à Puente Viejo, au Guatemala – une communauté autochtone essentiellement agraire qui dépend de canoës en bois pour transporter ses produits ou accéder à des services. La technologie numérique peut contribuer à rapprocher les femmes qui vivent en milieu rural comme Elena de divers services et ressources, mais le manque d’inclusivité dans la conception des technologies signifie que les groupe
Elena Sam Pec, photographiée alors qu’elle prend un appel sur un téléphone tout en consultant un SMS sur un autre, vit à Puente Viejo, au Guatemala – une communauté autochtone essentiellement agraire qui dépend de canoës en bois pour transporter ses produits ou accéder à des services. La technologie numérique peut contribuer à rapprocher les femmes qui vivent en milieu rural comme Elena de divers services et ressources, mais le manque d’inclusivité dans la conception des technologies signifie que les groupes marginalisés sont souvent ceux qui bénéficient le moins des nouvelles innovations. Photo : ONU Femmes/Ryan Brown

La technologie est le reflet de ses créateurs. Ainsi, puisque les femmes et les jeunes filles sont exclues des espaces de technologie et d’innovation, il n’est pas surprenant que les outils numériques ne répondent pas, ou moins, à leurs besoins. L’absence marquée d’investissements suffisants dans des outils numériques favorisant la santé sexuelle et reproductive est, par exemple, le résultat logique de processus décisionnels d’où sont systématiquement exclues les femmes.

Dans le même temps, les brèches en termes d’accès au numérique signifient que les femmes produisent moins de données que les hommes, et le manque de désagrégation des données entraîne leur représentation inégale dans les ensembles de données. Cela a des effets majeurs en aval sur l’apprentissage automatique et la prestation de services mus par l’intelligence artificielle (IA). Une analyse globale de 133 systèmes d’IA, entre 1988 et aujourd’hui, a révélé que 44 % de ceux-ci présentaient des préjugés sexospécifiques, et 26 % à la fois des préjugés de genre et raciaux, ce qui entraîne une moindre qualité de service, une répartition inégale des ressources et le renforcement des stéréotypes préjudiciables.

Ce problème demeure largement ignoré du fait de l’absence de vigilance suffisante sur le secteur des technologies. Et même lorsque des normes éthiques existent, les garanties pour en assurer le respect font défaut. Et comme la réglementation jusqu’à présent a été largement laissée aux entreprises, peu nombreuses sont celles s’en souciant ou ayant investi dans des stratégies d’atténuation de ces risques.

La création de technologies plus inclusives et moins biaisées commence par des processus de conception et de réglementation axés sur les droits de la personne. Et pour ce faire, il convient de canaliser la parole des femmes marginalisées et vulnérables, ainsi que celle des spécialistes des sciences sociales et comportementales et des droits humains, pour qu’ils participent à la conception de nouveaux outils numériques. Cela veut dire aussi qu’il faut aborder explicitement le dilemme entre l’exercice de droits en ligne qui peuvent s’opposer, à savoir la liberté d’expression d’un côté, et le droit à la sécurité de l’autre. De plus, il faut que les normes éthiques, pour être applicables, soient fondées sur les principes et les instruments internationaux régissant les droits humains.

La réforme de la réglementation en matière technologique ne peut pas être abandonnée au secteur qu’elle est censée régir. Les gouvernements doivent nécessairement intervenir pour définir les responsabilités des entreprises, rendre obligatoires des mécanismes de surveillance tels que les évaluations d’impact en matière de genre, et garantir la transparence de l’utilisation des données par le biais d’audits obligatoires dans le domaine de l’IA. Au niveau international, la gouvernance numérique sera cruciale pour l’assurance à donner que le développement de la technologie poursuit le bien commun et l’intérêt général avant celui des multinationales.

4. Lutter contre la violence de genre facilitée par la technologie

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Jonada Shukarasi est l’une des trois jeunes filles de 16 ans qui ont développé une application visant à lutter contre le grave problème de la violence domestique en Albanie. Appelée GjejZâ (Trouve ta voix), l’application fournit des informations complètes aux femmes victimes de comportements abusifs. Jonada et son équipe sont convaincues que leur application peut faire la différence. Photo : ONU Femmes/Eduard Pagria
Jonada Shukarasi est l’une des trois jeunes filles de 16 ans qui ont développé une application visant à lutter contre le grave problème de la violence domestique en Albanie. Appelée GjejZâ (Trouve ta voix), l’application fournit des informations complètes aux femmes victimes de comportements abusifs. Jonada et son équipe sont convaincues que leur application peut faire la différence. Photo : ONU Femmes/Eduard Pagria

Nonobstant sa prévalence et sa gravité, il n’existe pas de définition universellement acceptée de la violence fondée sur le genre facilitée par la technologie. Elle peut s’entendre néanmoins de tout acte de violence, en lien avec le genre, commis, appuyé ou aggravé par l’utilisation des TIC. Même si de tels actes sont souvent commis dans la sphère virtuelle, ils entraînent des dommages tangibles – physiques, sexuels, psychologiques, sociaux, politiques et/ou économiques. Et ce type de violence ne se termine pas lorsque les femmes se déconnectent : il existe un continuum entre la violence en ligne et la violence dans le monde réel, la technologie contribuant à perpétuer et à faciliter la surveillance, le trafic et d’autres formes d’abus.

Dans le monde en ligne, la violence fondée sur le genre oblige également les femmes et les filles à s’auto-censurer et à se retirer des plateformes, limitant d’autant leur capacité à participer aux activités virtuelles. Si les médias sociaux deviennent un espace incontournable à la fois pour socialiser et s’organiser, ils sont aussi un véhicule majeur de désinformation, de fausses informations, de discours haineux sexistes et bien plus encore – autant d’aspects qui sapent le mouvement et l’expression des femmes en ligne.

Pour celles qui sont victimes de formes de discrimination qui s’entrecroisent, notamment les femmes de couleur, les femmes handicapées et les personnes LGBTIQ+, le risque est encore plus élevé. Il en va de même pour les femmes exposées à l’œil critique du public – journalistes, politiciennes et défenseures des droits des femmes, par exemple – qui sont la cible de propos haineux et d’autres violences à des niveaux bien plus graves que leurs homologues masculins.

Et outre l’absence de définition formelle, il n’existe pas non plus de normes ni de standards internationaux cohérents en matière de violence en ligne fondée sur le genre. À mesure que la technologie génère de nouvelles formes de violence (cf. les actes non consensuels du type « deepfake » grâce à l’hypertrucage), les cadres juridiques existants ne peuvent trouver à s’appliquer car inadaptés. La violence en ligne (comme toutes les formes de violence fondées sur le genre) est trop peu dénoncée, puisque seulement 1 femme sur 4 signale des actes inappropriés sur la plateforme où ils sont commis, et une proportion plus faible encore (14 %) les rapporte à une autorité responsable de la protection.

Tout cela pour dire qu’il est urgent d’agir. Des cadres juridiques plus larges et plus adaptés centrés sur les droits de la personne et des approches renseignées par les survivantes doivent être élaborés en coordination avec les organisations de femmes. Les décideuses et décideurs politiques ont la responsabilité de coordonner leurs efforts avec ceux des autorités de justice, les organisations de la société civile, les médias et d’autres acteurs afin de mettre au point des réponses et des stratégies cohérentes d’atténuation. Les processus fondés sur les droits humains pourront aussi permettre d’améliorer les mécanismes de signalement et de modération des effets, et ainsi décharger les survivantes de toute faute.

Enfin, il faudra peut-être enseigner le comportement non seulement civique mais aussi « numérique » et traiter ainsi les problèmes de violence en ligne à la racine, en inculquant l’empathie et l’utilisation éthique des médias numériques, et en montrant aux hommes et aux garçons comment devenir des défenseurs de l’égalité de genre.