El Alto, une ville sûre pour les femmes et les filles en Bolivie
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À l’heure où le crépuscule s’étend sur El Alto, au cœur de la cordillère des Andes, vous avez peu de chances de croiser des femmes dans les rues qui s’enfoncent dans l’obscurité.
En effet, pour leur sécurité, il est conseillé à la plupart des femmes et des filles de rester à l’intérieur après la tombée de la nuit. Pour autant, certaines femmes sont tout simplement obligées de sortir.
« Cette situation nous affecte beaucoup », explique Rosa Juana Quispe Vargas, une vendeuse de 42 ans, mère célibataire et leader communautaire dans la zone Lotes y Servicios d’El Alto. « La nuit, avant de monter dans un minibus, nous commençons par nous assurer qu’il y a d’autres femmes à bord, car s’il n’y a que des hommes, ils vont nous harceler... et dans les rues, si nous tombons sur des passages trop sombres, nous devons changer d’itinéraire. »
C’est l’un des dangers de la vie dans cette ville tentaculaire, située à 15 km à peine de la capitale bolivienne, La Paz. Ancienne banlieue-dortoir désolée, El Alto est aujourd’hui la deuxième plus grande ville du pays et connaît la plus forte expansion urbaine.
« Je tiens un magasin dans ce quartier et j’ai vu plusieurs fois des femmes et filles se faire agresser par des hommes, y compris par leurs maris », raconte Quispe Vargas. « Le machisme est encore bien présent. Il est même pire qu’avant, et ce malgré la Loi 348 [une loi votée en 2013 qui interdit la violence à l’égard des femmes]. »
Une enquête réalisée en 2017 par le gouvernement sur la prévalence de la violence basée sur le genre en Bolivie révèle que, dans le département de La Paz dont dépend El Alto, 87 % des femmes déclarent avoir subi une forme de violence fondée sur le genre au cours de leur vie, et 66 % indiquent avoir subi une forme de violence sexuelle[1].
En 2018, El Alto a demandé à participer à l’initiative phare d’ONU Femmes « Des villes sûres et des espaces publics sûrs ». Avec le soutien financier de la République de Corée, ONU Femmes a alors mené une étude exploratoire pour mieux cerner la nature de la violence et les endroits de la ville où elle se produit. Cette étude a identifié les rues, les bars et les transports publics comme étant les lieux les plus propices au harcèlement sexuel et aux autres formes de violence sexuelle et a analysé les mécanismes d’adaptation adoptés par les femmes.
« Je recherche [les bus] qui arborent le logo du syndicat des transports », a répondu une jeune femme interrogée dans le cadre de l’étude. « Je regarde s’il y a des personnes ivres. Je préviens ma famille sur Whatsapp que je m’apprête à prendre le bus. Je regarde derrière moi, pour vérifier que personne ne me surveille, et je cache mon sac à main. »
À El Alto, le nouveau programme « Ville sûre » vise à renforcer la sécurité et à améliorer la qualité de vie des femmes en élaborant et en mettant en œuvre une approche locale pour prévenir et combattre la violence sexuelle dans les espaces publics. À l’avenir, grâce au soutien financier de l’Agence espagnole de coopération internationale pour le développement, le programme associera les autorités locales (police, gouvernement local et transports publics), les organisations des droits des femmes et d’autres partenaires à la conception des services destinés aux survivantes, à l’intégration des questions de genre dans les projets d’urbanisme et à la conduite d’initiatives de mobilisation communautaire contre ces violences.
« Il est important que les femmes puissent participer à l’aménagement urbain », déclare Patricia Urquieta du programme Sciences du développement à l’Université Mayor de San Andrés et chercheuse principale de l’étude de cadrage d’El Alto. Elle poursuit : « les villes doivent être des endroits où les femmes peuvent exercer librement leur droit au bonheur, leur droit de se déplacer, de s’épanouir… L’organisation des transports publics, l’aménagement des trottoirs, etc. doivent tenir compte de l’économie des soins et de la mobilité de ses principaux acteurs… L’urbanisme féministe aborde la question de la sécurité sans négliger la dynamique de la ville. »
Elle ajoute qu’il est nécessaire d’appliquer une approche sensible au genre de l’aménagement urbain à la planification de tous les services municipaux et de prévoir des investissements dans les infrastructures publiques (eau potable, assainissement amélioré, éclairage, construction d’étals de marché) ainsi que des formations destinées aux femmes dans les domaines de la finance et du développement économique.
Plus d’un tiers[2] de la population d’El Alto vit en situation de pauvreté. Bien que la participation des femmes boliviennes au marché du travail soit la plus élevée de la région (62 pour cent), leur niveau de vie et leurs conditions de travail ont grandement besoin d’être améliorés. Certains groupes spécifiques de femmes – comme les femmes autochtones, les migrantes ou les jeunes femmes – sont particulièrement vulnérables au harcèlement sexuel dans les espaces publics et les travailleuses se heurtent au manque de services publics.
« Ce que les femmes demandent le plus, ce sont des solutions de garde d’enfants qui leur permettraient de se consacrer pleinement à leurs activités commerciales et d’améliorer ainsi leurs ressources financières », poursuit Ariel Ramírez Quiroga, directeur adjoint de la Fondation Munasim Kullakita, un partenaire local du programme.
Il précise qu’il est également important de sensibiliser les femmes et les hommes à la répartition du travail de soins : « Beaucoup de mères ont refusé que leurs filles participent aux ateliers de prévention que nous avons organisés, sous prétexte qu’ils empiétaient sur le temps alloué aux tâches domestiques et au travail de soins… La charge des soins doit cesser de peser exclusivement sur les femmes, et les tâches domestiques et le travail de soins doivent faire l’objet d’une meilleure répartition entre les hommes et les femmes ».
Cecilia Enriquez, responsable du programme « El Alto, ville sûre », est convaincue que le programme peut réussir « car, entre autres facteurs, le gouvernement sait que ce programme donne des résultats tangibles. Il a donné la priorité à ce travail dans le cadre du développement urbain et a investi dans les efforts qui visent à éliminer la violence à l’égard des femmes ».
En 2019, le programme « El Alto, ville sûre » se penchera sur les lois et les politiques afin de prévenir et de combattre la violence sexuelle dans les espaces publics. Les autorités, les organisations de femmes et les partenaires communautaires seront dotés d’outils pour surveiller la mise en œuvre efficace des lois et des politiques et ils veilleront à ce que les ressources allouées à la mise en application de ces lois soient suffisantes pour faire une différence dans la vie des femmes.
« Nous voulons que la communauté participe à l’orientation des politiques municipales », annonce Ramírez Quiroga. « Les femmes ont également besoin d’espace pour s’organiser et exiger le changement. Les ONG, les fondations et les institutions peuvent leur donner des outils pour défendre leurs droits, mais les décisions doivent être prises par les femmes dans toute leur diversité. »
El Alto est l’une des 37 villes participantes à l’initiative mondiale d’ONU Femmes « Des villes sûres et des espaces publics sûrs ». Le programme « El Alto, ville sûre » a été conçu et mis en œuvre en partenariat avec le gouvernement municipal d’El Alto et la Fondation Munasim Kullakita, et il bénéficié du soutien financier de l’Agence espagnole de coopération internationale pour le développement (gouvernement du Royaume d’Espagne).
Notes
[1] Ministère de la Justice et de la Transparence institutionnelle, Institut national des statistiques (2017). Enquête nationale sur la prévalence de la violence à l’égard des femmes et ses caractéristiques. https://www.ine.gob.bo/index.php/prensa/publicaciones/411-publicaciones/todas-las-publicaciones/2017/326-encuesta-de-prevalencia-violencia-contra-la-mujer
[2] Plan territorial de développement intégré d’El Alto (2016-2020)