Affaire Sepur Zarco: Les femmes guatémaltèques qui se sont levées pour obtenir justice dans un pays déchiré par la guerre
Pendant la guerre civile guatémaltèque qui a duré 36 ans, dans une petite communauté à proximité de l'avant-poste de Sepur Zarco, les femmes autochtones ont été systématiquement violées et réduites en esclavage par les militaires. Ce qui leur est arrivé n'est pas unique, mais ce qui s'est passé ensuite a changé l'Histoire. Entre 2011 et 2016, 15 survivantes se sont battues pour obtenir justice devant la Cour suprême du Guatemala. À l’issue de ce jugement sans précédent, deux anciens officiers militaires ont été condamnés pour crimes contre l'humanité et 18 mesures de réparation ont été prononcées en faveur des survivantes et de leurs communautés. Les Abuelas de Sepur Zarco un terme respectueux désignant ces femmes attendent maintenant que justice soit rendue. Pour elles, obtenir justice signifie notamment garantir une éducation pour les enfants de leur communauté, avoir accès à la terre et à une clinique de soins de santé, ainsi que la mise en œuvre d’autres mesures similaires qui mettront fin à la pauvreté abjecte dont leur communauté souffre depuis des générations. La justice doit être vécue.Date:
Le jour où les militaires sont venus pour lui prendre son mari et son fils est gravé dans la mémoire de Maria Ba Caal, mais certains détails ne sont plus aussi clairs. « Lorsque mon mari et mon fils de 15 ans ont été enlevés, ils étaient en âge de travailler. Un après-midi, l'armée est venue et les a emmenés… Je ne me souviens pas de la date, mais c'est la dernière fois que j'ai vu mon mari et mon fils, » a-t-elle déclaré.
Cela fait aujourd'hui 36 ans. Maria Ba Caal a maintenant 77 ans.
Comme beaucoup d'autres femmes Maya Q'eqchi de Sepur Zarco, une petite communauté rurale de la vallée Polochic au nord-est du Guatemala, Ba est toujours à la recherche des dépouilles de son mari et de son fils, victimes de disparitions forcées qui ont très certainement été tuées par l'armée guatémaltèque au début des années 80.
Le conflit guatémaltèque
Le conflit armé interne guatémaltèque[1] date de 1954, un coup militaire renverse alors Jacobo Arbenz, le président élu démocratiquement. Les dirigeants militaires qui prennent ensuite le pouvoir annulent les réformes agraires dont les fermiers pauvres (principalement autochtones) jouissent, déclenchant ainsi un conflit armé de 36 ans entre des groupes de guérilleros de gauche et les militaires, conflit qui coûtera la vie à plus de 200 000 personnes. La majorité des personnes tuées —83 pour cent — sont des autochtones Mayas. [2]
Chronologie du conflit guatémaltèque
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1954
Coup militaire
Un coup militaire dirigé par le colonel Carlos Castillo Armas renverse Jacobo Arbenz, le président élu démocratiquement. Castillo annule les réformes agraires dont les fermiers pauvres bénéficiant et révoque le droit de vote des Guatémaltèques analphabètes pour les années à venir.
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1960
Début de la guerre civile
Un conflit armé caractérisé par les enlèvements, la violence sexuelle, les meurtres, les assassinats et l'abandon de corps dans des charniers éclate entre des groupes de guérilleros de gauche et les forces militaires. L'accès à la terre est un facteur essentiel au cœur du conflit, la majorité des victimes est autochtone.
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1970
La violence à l'égard des peuples autochtones s’intensifie
À la suite d'un bref retour à un régime civil sous le président Cesar Mendez, Carlos Arana, le candidat soutenu par l'armée est élu président. La violence contre les groupes de guérilleros et les communautés autochtones s’intensifie.
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1982
La Constitution est abrogée
Le général Efrain Rios Montt annule la constitution de 1965, dissout le Congrès et crée les patrouilles de défense civile locales qui au côté de l'armée ont pour rôle de reprendre les territoires contrôlés par la guérilla.
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1985
Des élections démocratiques ont à nouveau lieu
Une nouvelle constitution est rédigée et des élections démocratiques pour la présidence ont lieu.
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1994
Début des pourparlers de paix
Les pourparlers de paix au cours duquel l'ONU joue un rôle de médiateur débutent et une forte coalition de groupes de femmes adhèrent au processus de paix officiel par le biais d'un organisme de consultation officiel. Il est estimé que 200 000 personnes ont été tuées ou ont disparu au cours du conflit, 80 pour cent des victimes étaient autochtones, laissant derrière elles 50 000 veuves et 500 000 orphelins.
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1996
Signature des accords de paix
Sous la présidence d'Alvaro Aruz, les accords de paix guatémaltèques sont signés, mettant ainsi fin à 36 ans de conflit. Les accords de paix guatémaltèques comprennent 28 engagements visant à promouvoir les droits des femmes et plus particulièrement ceux des femmes autochtones.
Que s'est-il passé à Sepur Zarco
En 1982[3], les militaires installent un avant-poste à Sepur Zarco. À l'époque, les dirigeants Q’eqchi de la région tentent d'obtenir des droits légaux sur leur terre. Les militaires ripostent en faisant disparaître, torturant et tuant les hommes autochtones et en violant et réduisant à l'esclavage les femmes.
Nous étions obligés d'y aller à tour de rôle… Ils disaient que si nous ne faisions pas ce qu’ils nous ordonnaient, ils nous tueraient. »
— Maria Ba Caal
« Ils brûlaient nos maisons. Nous ne nous rendions pas à la base militaire de Sepur (avant-poste) par choix… Nous y étions obligées. Ils nous accusaient de nourrir les guérilleros. Mais nous ne connaissions pas les guérilleros. J'ai dû laisser mes enfants sous un arbre pour aller cuisiner pour les militaires… et… » Maria Ba Caal ne termine pas cette phrase. Celle-ci reste en suspens pendant que nous restons assis devant sa hutte en terre. Ses arrière-petits-enfants jouent dans les parages. Elle pleure doucement.
Viol et esclavage sexuel ne sont pas des mots qui se traduisent facilement en Q’eqchi. « Nous devions y aller à tour de rôle, » continue-t-elle. « Ils disaient que si nous ne faisions pas ce qu’ils nous ordonnaient, ils nous tueraient. »
Pendant les années qui ont suivi, Maria Ba Caal et d'autres femmes qui ont été réduites en esclavage par les militaires ont été rejetées par leur propre communauté et appelées des prostituées. La guerre civile du Guatemala n'a pas uniquement été l'une des plus meurtrières de la région, elle a également laissé derrière elle un héritage de violence envers les femmes.
La communauté de Sepur Zarco est aujourd'hui constituée d’environ 226 familles. Pour se rendre à la ville la plus proche, Panzós, il faut conduire 42 km sur une route poussiéreuse partiellement goudronnée.
Quelques kilomètres avant Sepur Zarco à la ferme Tinajas, au milieu des champs de maïs, on peut apercevoir une structure de ferme qui n’a pas été terminée. En mai 2012, la Fundación de Antropología Forense de Guatemala [Fondation d'anthropologie et de médecine légale du Guatemala] y a exhumé 51 corps de personnes autochtones qui avaient été tuées et ensevelies dans des charniers par les militaires guatémaltèques. Les preuves recueillies à Tinajas constitueront l'un des revirements de l'affaire Sepur Zarco.
Le lendemain, ils ont trouvé le premier corps. »
Paula Barrios
Paula Barrios, qui dirige Mujeres Transformando el Mundo [Femmes transformant le monde] explique que les communautés autochtones de la région croyaient que plus de 200 hommes y avaient été amenés pour ne plus jamais être vus.
« Il s'agissait de la vérité pour la population Q’eqchi', mais nous devions prouver que leurs histoires étaient bien réelles. L'exhumation a duré 22 jours et a coûté 100 000 GTQ (13 500 USD). Certaines familles ont appris ce qui se passait et sont venues sur le site dans l'espoir d'y retrouver leurs êtres chers disparus. Les femmes de la communauté de Sepur Zarco sont venues et ont cuisiné pour l'équipe. Ils ont creusé quatre jours durant sans trouver de corps. Les anthropologues ont déclaré que le lendemain serait le dernier jour. »
« Le lendemain, ils ont trouvé le premier corps. »
Les abuelas de Sepur Zarco
En 2011, 15 survivantes de Sepur Zarco[4] — maintenant respectueusement appelées « Abuelas » [grand-mères] — ont, avec le soutien d'organisations locales pour les droits des femmes, d’ONU Femmes et d'autres partenaires de l'ONU, porté leur cause devant la Cour suprême du Guatemala.
Après 22 audiences, le 2 mars 2016, le tribunal a déclaré deux anciens officiers militaires coupables de crimes contre l'humanité, notamment de viols, de meurtres et d'esclavage et 18 mesures de réparations ont été prononcées en faveur des survivantes et de leurs communautés. C’est la première fois dans l'Histoire qu'un tribunal national poursuit des hommes en justice pour esclavage sexuel durant un conflit en s’en remettant à la législation nationale et au droit pénal international.
Pour moi, il est important que notre voix et notre histoire soient connues de notre pays de façon à ce que personne d'autre n'ait jamais à subir ce que nous avons vécu. »
— Maria Ba Caal
Les abuelas ne se sont pas battues pour obtenir justice et réparations pour elles seules, mais pour obtenir des changements qui profiteront à toute la communauté. Le tribunal a promis que les dossiers traitant des revendications territoriales seraient rouverts, qu’un centre de soins de santé serait ouvert, que l'infrastructure de l'école primaire serait améliorée, qu'une école secondaire serait ouverte et que des bourses d'études seraient offertes aux femmes et aux enfants, — mesures qui pourraient les sortir de la pauvreté abjecte dans laquelle ils continuent de vivre.
« Quand nous avons porté notre cause devant le tribunal, nous croyions pouvoir gagner, car nous disions la vérité, » a déclaré Maria Ba Caal. « Pour moi, il est important que notre voix et notre histoire soient connues de notre pays de façon à ce que personne d'autre n'ait jamais à subir ce que nous avons vécu. »
Pour mettre en œuvre certaines des mesures de réparations, des organisations de la société civile ont collaboré avec le ministère de l'Éducation du Guatemala pour réaliser une bande dessinée destinée aux enfants racontant l'histoire de Sepur Zarco. Le livre sera distribué dans les écoles secondaires de la ville de Guatemala, ainsi que dans les municipalités de la région d'Alta Verapaz.
Seule une des 11 abuelas survivantes qui se sont battues pour cette cause sans précédent loge à Sepur Zarco. La plupart des autres vivent dans des habitations de fortune dans les communautés avoisinant San Marcos, La Esperanza et Pombaac. Une petite parcelle de terre aujourd'hui en construction, qui se trouve derrière le centre des femmes leur a été promise ; elles pourront y construire leurs maisons.
Maria Ba Caal et Felisa Cuc nous l'ont fait visiter. Felisa Cuc qui a 81 ans attend sa maison. Elle veut une maison faite de briques et de tôles.
« Lorsque j'ai entendu la sentence, j'étais si contente. Je pensais que ma vie allait s'améliorer. Mais maintenant, je ne sais pas si je vivrai assez longtemps pour voir les résultats. »
Doña Felisa a vécu une vie bien difficile. Les soldats lui ont pris son mari en 1982 et l'ont torturé. Personne ne l’a jamais revu. « Mes deux filles, qui étaient alors de jeunes mariées, et moi-même avons été violées. Leurs maris étaient partis… Nous avons essayé de nous échapper, nous avons trouvé refuge dans des maisons abandonnées, mais les soldats nous ont retrouvées. Mes filles ont été violées devant moi. »
L'avant-poste militaire de Sepur Zarco a été fermé en 1988 et le conflit s'est officiellement terminé en 1996 lorsque le traité de paix a été signé. Mais les abuelas ont dû continuer à se démener pour obtenir un peu de dignité, un morceau de terre et de la nourriture.
Doña Felisa nous a conduits, à pied sur des routes poussiéreuses traversant les champs de maïs, jusqu'à sa maison à Pombaac. La dernière maison de la commune est la sienne.
« Les besoins sont si nombreux », a-t-elle dit. « En ce moment, j'ai besoin de quelque chose à manger. Personne ne sait combien de temps il me reste à vivre. J'ai besoin de terre pour mes enfants. S'ils peuvent avoir un peu de terre à cultiver, ils pourront peut-être m'aider, me nourrir. »
Parmi les mesures de réparations, la restitution territoriale est peut-être l'une des plus essentielles, mais il s'agit également de l'une des plus difficiles à mettre en œuvre étant donné que beaucoup des terres revendiquées appartiennent à des propriétaires privés. Le président doit nommer une institution et le ministère des Finances doit lui allouer un budget de façon à ce qu'elle achète les terres aux propriétaires et les redistribue.
Nous avons attendu si longtemps pour obtenir justice, maintenant nous devons attendre les réparations. »
Demesia Yat
Une mesure de réparation qui a été assurée est celle de la clinique ambulante gratuite où de 70 à 80 personnes se rendent chaque jour. « Nous devions marcher longtemps pour nous rendre jusqu'à une clinique, maintenant c'est plus près. Chaque communauté s'occupe de la clinique à tour de rôle. Beaucoup de femmes de la communauté ont accès à des médicaments, mais beaucoup de maladies ne peuvent pas être traitées ici… Nous rêvons d'un hôpital qui pourrait traiter toutes nos maladies, » explique Rosario Xo, l'une des abuelas.
Demesia Yat, une femme au caractère franc qui fait partie des abuelas, reconnaît les progrès réalisés ainsi que ce qui est en jeu : « Nos efforts, tout d'abord en tant que femmes, puis en tant que grand-mères, sont très importants. Il est vrai que nous avons obtenu justice. Nous demandons maintenant à ce que nos enfants et nos petits-enfants reçoivent une éducation de façon à ce que les jeunes de la communauté aient la possibilité de s'en sortir et ne soient pas comme leurs aînés qui n'ont pas pu étudier. Nous revendiquons ces droits auprès du gouvernement. Nous avons attendu si longtemps pour obtenir justice, maintenant nous devons attendre les réparations. »
L'affaire Sepur Zarco est une question de justice, telle que façonnée par les femmes qui ont subi des atrocités et des pertes sans nom et qui, aujourd'hui, demandent à vivre cette justice au quotidien.
« J'ai tout donné pour obtenir justice, » dit Maria Ba Caal alors que nous faisons nos adieux. « Je veux voir les résultats avant de mourir. Je ne sais pas combien de temps il me reste à vivre dans ce monde. »
Avec le soutien des Fonds pour la consolidation de la paix de l'ONU, ONU Femmes dirige, en collaboration avec les autorités nationales, la société civile guatémaltèque et d'autres agences de l'ONU, les efforts nécessaires pour mettre en œuvre la sentence sans précédent prononcée à l'occasion de l'affaire Sepur Zarco.
Notes
[1] Le conflit au Guatemala est officiellement qualifié de «conflit armé interne».
[2] La chronologie des événements a été corroborée avec des faits tirés des sources suivantes : Memory of Silence: The Guatemalan Truth Commission Report; Case Study Series: Women in Peace and Transition Processes and Timeline: Guatemala’s Brutal Civil War by PBS News Hour
[3]Pour obtenir des faits et des chiffres complémentaires rendez-vous sur : https://www.ghrc-usa.org/our-work/important-cases/sepur-zarco/
Le procès s'est fondé sur les viols de 15 femmes de Sepur Zarco, mais le tribunal n'a pu que corroborer les preuves pour 11 d'entre elles étant donné que trois des victimes sont mortes.